Carlos Fuentes, la subversion baroque, par Guy Scarpetta (Le Monde diplomatique)
Carlos Fuentes, la subversion baroque, par Guy Scarpetta (Le Monde diplomatique)
La cause est entendue : ce qui qualifie les grands romans, c’est de
produire des effets de vérité qui échappent à tous les autres systèmes
de représentation ou d’interprétation ; de révéler une part de l’expérience humaine à laquelle seul l’art du roman permet d’accéder.
C’était là la grande thèse d’Hermann Broch, développée aujourd’hui
par Milan Kundera, et que Carlos Fuentes, de son côté, n’a cessé de
reprendre et d’amplifier.
Et de fait, si l’on veut comprendre, par exemple, quelque chose au
Mexique (à ses paradoxes, à ses ambiguïtés, à sa violence fondatrice
enfouie et toujours présente, à sa mémoire plurielle et enchevêtrée), il
vaut mieux lire, plutôt que des discours historiques, philosophiques,
politiques ou sociologiques, des romans comme La Plus Limpide Région, La Mort d’Artemio Cruz, Christophe et son œuf ou La Frontière de verre...
Lorsque Fuentes a commencé à écrire, les jeunes écrivains d’Amérique
latine étaient pour ainsi dire sommés de choisir leur camp : on devait
prendre parti pour le réalisme ou pour l’imaginaire, le fantastique ; pour l’ancrage dans la réalité nationale ou pour l’ouverture cosmopolite ;
pour la littérature engagée ou pour de pures recherches formelles. Ils
furent quelques-uns, autour de lui (le Colombien Gabriel García Márquez,
l’Argentin Julio Cortázar, le Péruvien Mario Vargas Llosa, le Cubain
José Lezama Lima), à choisir de ne pas choisir, à entreprendre de
surmonter ces antinomies figées, et à réconcilier ce que la doxa
s’obstinait à opposer. On a nommé cela le boom du roman latino-américain
— en réalité, le plus prodigieux renouvellement de l’art du roman,
probablement, qui ait surgi dans la seconde moitié du XXe siècle.